Activisme professionnel : masochisme, compulsivité ou aliénation ? - Cairn.info
Dans l’analyse étiologique des troubles psychopathologiques liés au travail, en particulier dans les cas de suicide, il est difficile de faire la part entre ce qui ressortit en propre aux contraintes de travail, ce qui procède de l’idiosyncrasie du sujet et ce qui vient des conflits de l’espace privé. En cas d’hyperactivité professionnelle, on se heurte aux mêmes difficultés d’analyse. Quelle contribution la référence à la théorie en psychodynamique du travail peut-elle apporter à l’investigation étiologique de l’hyperactivité professionnelle ?
2 Quelques précisions sur l’usage du terme doivent d’abord être envisagées. « L’hyperactivité professionnelle » est une notion strictement descriptive et ne préjuge pas de ses causes. On peut admettre qu’il y a hyperactivité professionnelle sur la base d’une observation extérieure, par simple comparaison avec le temps consacré au travail par les membres d’une communauté de référence. Dans ce cas, le jugement d’hyperactivité ne porte que sur la quantité de travail ou la durée du travail et ne concerne pas la qualité du travail dont on sait qu’elle n’est pas évaluable par l’observation directe (Dejours, 2001). Mais on peut aussi admettre qu’il y a hyperactivité lorsque c’est le sujet lui-même qui prétend ne pas parvenir à diminuer une charge de travail qu’il juge pourtant excessive. Dans ce cas, le diagnostic ne relève pas de l’observation par un tiers, mais de l’allégation du sujet selon lequel l’excès de travail lui est imposé ou s’impose à lui, malgré qu’il en ait.
3 Ce qu’on appelle « workaholism », en revanche, est un diagnostic qui désigne à la fois une conduite et une cause précise : la compulsion, la dépendance psychique à l’égard de l’activité et l’incapacité de s’octroyer et de jouir de temps de repos. La conception étiologique sous-jacente fait plus ou moins rigoureusement référence à la théorie de l’addiction (McDougall, 1978).
4 Le terme d’hyperactivité professionnelle renvoie à la notion d’activité qu’il convient ici de distinguer de celle d’action. L’activité désigne essentiellement des gestes, des postures, des processus cognitifs et un engagement de l’affectivité et du corps dans l’intelligence pratique, qui, comme l’intelligence rusée, sont vectorisés vers l’efficacité du faire, dans le monde objectif. C’est la référence à la rationalité cognitive-instrumentale qui fournit ici, exclusivement, les critères d’évaluation de l’activité ou de l’hyperactivité. La notion d’action implique, quant à elle, la réflexion du sujet sur les conséquences que son activité peut avoir sur autrui. Les critères d’appréciation se situent alors non seulement dans le registre de l’efficacité, comme pour le gestionnaire ou le manager (l’agir stratégique relève encore de la stricte rationalité cognitive instrumentale), mais dans le registre moral. En d’autres termes, l’action suppose la référence explicite à la rationalité axiologique et aux incidences morales et politiques du « travailler ». Le diagnostic d’hyperactivité ne contient aucune référence à la dimension de l’action dans le travail.
5 L’hyperactivité, comme l’activité, engage d’abord la subjectivité du travailleur parce qu’il n’y a pas d’activité ni d’habileté professionnelle sans subjectivation de la matière, de l’outil ou de l’objet technique (Subjektivierendes Handeln, Böhle et Milkau, 1991). Mais le fait est qu’à partir d’un certain niveau d’intensité (de cadence par exemple) ou d’extensivité (la durée de la journée de travail par exemple), l’activité entre en concurrence avec la subjectivité. La surcharge de travail met en péril les conditions nécessaires au jeu du fantasme, de l’imagination et de l’affectivité. L’expérience la plus éloquente des effets délétères de l’hyperactivité sur la subjectivité a été donnée par « la double tâche » étudiée en particulier par Kalsbeeck (1985). Mais il y a d’innombrables illustrations de cette situation, aussi bien dans les études sur le stress (Stora, 1997 ; Dolan et Arsenault, 1980) qu’en psychopathologie du travail (Bégoin, 1957) ou en philosophie (Simone Weil, 1941).
Sun Dec 2 09:31:36 2012 - permalink -
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